Plaidoyer pour l'arbreSupposez que j’aille frapper à la porte d’un architecte fameux, Portzamparc, Celnik, Nouvel, Ebersolt ou Chemetov : le gratin de la profession, dans un cabinet ultramoderne où, entre plantes vertes et lumières tamisées, travaillent des dizaines de personnes. Imaginez ce genre de dialogue : « Bonjour, maître. Si je vous demande de me construire une tour de soixante mètres de haut, cela vous paraît-il possible ? - Bien entendu, je sais faire cela, j’en ai fait des centaines dans les années 1960 et, entre nous, ce n’est pas bien malin à construire ! Mais, vous savez, les tours de quinze étages, c’est un peu passé de mode ; on me dit que c’est désagréable à habiter et que cela génère l’insécurité. Souhaitez-vous que je travaille particulièrement la question de la fiabilité des ascenseurs ?
- Maître, vous n’y êtes pas, il ne s’agit pas d’une tour d’habitation. D’ailleurs, elle n’est pas creuse, mais pleine, et la surface au sol doit être circulaire et d’un diamètre de deux mètres.
- Holà ! comme vous y allez… Voyons, laissez-moi réfléchir… soixante mètres de haut et deux mètres de diamètre basal… votre tour, elle va ressembler davantage à une antenne des télécoms qu’à un vrai immeuble !
- Pas du tout, j’ai omis de vous dire que la partie haute – disons, les vingt mètres supérieurs – doit porter une vaste surface, souple, finement découpée mais solidement fixée et se montant à un total d’environ quinze hectares pour un diamètre d’environ trente mètres. Puis-je, en outre, vous demander de peindre tout cela en vert pomme ? »
À ce moment précis, j’ai senti que le dialogue basculait. C’est le maître lui-même qui devint vert. « Quoi, hurle-t-il, vous imaginez un peu la prise au vent que va occasionner une telle superstructure ? Il va falloir que je creuse des fondations à plus de quinze mètres de profondeur. - J’en suis désolé, maître, mais la profondeur des fondations ne doit pas excéder trois mètres. J’ajoute que j’ai l’intention d’établir ma tour sur un sol meuble et très humide, dans un pays à climat équatorial où il tombe trois mètres d’eau par an.
- Quoi ? Vous êtes fou ! Je ne la sens plus du tout, votre construction. Vous imaginez les corrosions, avec une pluviométrie pareille ? Je vais devoir faire appel à des matériaux ultra-sophistiqués, genre composite de titane et de plastique enrichi au tungstène, donc excessivement coûteux. Cela va vous coûter la peau des fesses, vous y avez pensé, à ça ?
- Bien sûr que j’y ai pensé. Hélas pour vous, maître, le matériau doit être banal, léger, capable de flotter sur l’eau et d’un prix réellement attractif, quelque chose comme 500 euros le mètre cube au maximum, et beaucoup moins si c’est possible.
- Un tel édifice n’existe pas et n’existera jamais, rugit le maître. Assez ! vous me faites perdre mon temps ! Allez-vous-en… »
Je suis parti ; ce n’était pas la peine de le pousser à bout. D’autant plus que mon cahier des charges n’était pas fini et que je ne lui avais pas encore avoué le plus grave : si par malheur le vent abîmait ses superstructures, ma tour devait être équipée pour s’autoréparer dans un délai de quelques mois. De plus, avec le temps, je voulais qu’elle soit capable de s’entourer de petites tours, identiques à elle-même, et poussant spontanément. La morale de cette histoire, c’est que l’être humain, en dépit de toutes les prouesses technologiques dont il est si fier, est toujours incapable, en ce début de troisième millénaire, de construire un grand arbre ; un petit aussi d’ailleurs. Pour l’instant, tout ce qu’il sait faire, c’est de l’abattre, et ça, il ne s’en prive pas. L’arbre est beaucoup plus impressionnant qu’on ne le croit ; il est intimement mêlé à notre vie, à notre histoire, à notre vision du monde et même, je pense, à notre origine en tant qu’espèce. J’ai voulu montrer que l’arbre, pour nous, s’étend plus loin que l’extrémité de ses branches et s’enfonce plus profond que ses racines. |